Le monde est un lieu mystérieux, surtout vu à travers les yeux d’un animal. Sur son chemin, EO, un âne gris aux yeux mélancoliques, rencontre des gens bien et d’autres mauvais et fait l’expérience de la joie et de la peine, mais jamais, à aucun instant, il ne perd son innocence.
Dans EO, il faut d’abord entendre une onomatopée, celle qui s’attache au braiment de l’âne (« hi-han »), bête de somme à laquelle est ici décerné, le premier rôle. L’idée n’est pas nouvelle : elle renvoie immédiatement au chef-d’œuvre de Robert Bresson Au hasard Balthazar (1966), contant le calvaire d’un pauvre baudet, maltraité par les humains, et que Skolimowski reconnaît comme « le seul film à [l]’avoir ému aux larmes ». […] Du film de Bresson, Skolimowski retient ce geste de placer un animal au centre du récit, ce qui induit un puissant déplacement de regard sur les rapports entre les règnes. Mais la comparaison s’arrête là, le cinéaste prenant des options esthétiques radicalement opposées au jansénisme de l’original. L’odyssée de l’âne offre surtout ici l’occasion d’une débauche de formes, une somptueuse dépense de couleur, un furieux déploiement de prises aventureuses, un emballement perceptif. Dès la première scène, un numéro de cirque est entièrement repeint en rouge monochrome sous des flashs stroboscopiques, autant d’éclats de beauté ivre. La couleur constitue le « fil rouge » de l’aventure, tissé en pointillé, ici dans le crépuscule qui embrase l’horizon, là dans les blessures du pauvre animal. […] Le film avance, bancal, stupéfiant, tirant au passage le portrait au vitriol d’une société brutale, entre convoyeurs d’abattoirs, supporters de foot, forains et même une famille bourgeoise déliquescente (avec une glaçante apparition d’Isabelle Huppert).
MATHIEU MACHERET – LE MONDE, 20 MAI 2022